Un festival célébré, des infrastructures oubliées
Le rideau vient de tomber sur la dernière édition du Festival du Film Méditerranéen d’Annaba, événement culturel phare qui, chaque année, attire cinéastes, acteurs et amateurs du septième art sur les rives de la Méditerranée. Pourtant, derrière l’éclat des projecteurs et l’effervescence festivalière, une réalité paradoxale persiste : Annaba, qui déroule son tapis rouge au nom du septième art, n’a plus de salles pour accueillir ses propres rêves de cinéma.
Cette contradiction soulève une question fondamentale : comment mesurer les véritables retombées d’un festival lorsque l’infrastructure qui devrait en pérenniser l’esprit fait cruellement défaut ? Au-delà de l’événement ponctuel, quelles sont les répercussions réelles sur le tissu social, économique et culturel de la ville ?
Le constat est aussi éloquent qu’alarmant. Annaba a vu disparaître progressivement ses salles de cinéma historiques. Le Cinéma Vox, le Colisée, El Manar, l’Olympia, Les Variétés …autant de noms qui évoquent la nostalgie d’une époque où le septième art rythmait la vie culturelle de la cité. Aujourd’hui, ces espaces ont été reconvertis, laissés à l’abandon ou tout simplement démolis, victimes d’une gestion urbaine qui n’a pas su préserver ce patrimoine culturel.
Cette désertification cinématographique n’est pas qu’une perte symbolique. Elle représente une rupture dans la transmission culturelle, particulièrement auprès des jeunes générations qui ne peuvent plus vivre l’expérience collective du cinéma – cette communion dans l’obscurité d’une salle, ce rituel social qui forge le goût cinématographique et nourrit l’imaginaire collectif.
Le festival : vitrine éphémère ou catalyseur de changement ?
Le Festival du Film Méditerranéen d’Annaba s’inscrit dans une tradition de célébration du cinéma méditerranéen, offrant une plateforme de visibilité aux productions régionales et créant un pont culturel entre les deux rives de la Méditerranée. Sur le plan événementiel, le festival génère indéniablement une dynamique : occupation hôtelière accrue, animation des restaurants et cafés, mobilisation des médias locaux et nationaux.
Toutefois, force est de constater que ces retombées économiques restent concentrées sur une période limitée et bénéficient principalement au secteur de l’hôtellerie et de la restauration. L’impact économique, bien que réel, demeure circonscrit dans le temps et dans l’espace, sans créer de véritable effet d’entraînement sur le secteur culturel local.
L’absence de continuité
C’est précisément ici que réside le paradoxe le plus troublant. Comment un festival de cinéma peut-il prétendre avoir un impact durable sur la société locale lorsque celle-ci ne dispose d’aucun lieu permanent pour prolonger l’expérience cinématographique au-delà de la semaine festivalière ? Les films primés, les découvertes acclamées, les coups de cœur du public – où peuvent-ils être projetés une fois les invités repartis ?
Les répercussions sociales : Entre éveil culturel et désillusion
Sur le plan sociétal, le festival joue indubitablement un rôle d’éveil culturel. Il expose la population locale à des œuvres cinématographiques qu’elle n’aurait pas l’occasion de découvrir autrement, suscite des débats, nourrit l’imaginaire collectif. Les masterclasses, les rencontres avec les réalisateurs, les projections en plein air créent des moments de communion culturelle précieux.
Néanmoins, l’absence d’infrastructure pérenne limite considérablement la portée éducative et formatrice du festival. Comment former de futurs cinéastes, éveiller des vocations, développer une culture cinématographique exigeante sans accès régulier aux salles ? Comment transformer l’enthousiasme suscité par le festival en une pratique culturelle ancrée dans le quotidien ?
Les retombées économiques : un potentiel inexploité
D’un point de vue strictement économique, le festival représente certes une injection ponctuelle de revenus dans l’économie locale. Les chiffres, bien que difficiles à obtenir avec précision, témoignent d’une hausse significative de l’activité économique pendant la durée du festival. L’occupation des hôtels durant l’évènement apporte des bénéfices tangibles au secteur de l’hébergement, tandis que les commerces de proximité enregistrent une hausse modeste de leur chiffre d’affaires. Cette dynamique économique demeure toutefois largement insuffisante au regard du potentiel que pourrait véritablement déployer un festival de cette envergure.
Cependant, l’absence de salles de cinéma permanentes prive Annaba d’une économie culturelle pérenne. Une salle de cinéma moderne ne génère pas seulement des emplois directs (personnel d’accueil, projectionnistes, maintenance) ; elle crée également un écosystème économique autour d’elle (restaurants, cafés, commerces) et participe à la valorisation immobilière du quartier où elle s’implante.
Le cas d’Annaba illustre une problématique plus large touchant de nombreuses villes algériennes : la dissociation entre l’événementiel culturel et le développement d’infrastructures pérennes. Les festivals, aussi prestigieux soient-ils, ne peuvent à eux seuls constituer une politique culturelle. Ils doivent s’inscrire dans un écosystème plus vaste qui inclut des lieux de diffusion permanents, des structures de formation, des dispositifs de soutien à la création locale.
Annaba mérite mieux qu’un rendez-vous annuel avec le cinéma. La ville, riche de son histoire, de sa position géographique stratégique et de son dynamisme culturel, a tous les atouts pour devenir un véritable pôle cinématographique international. Mais cela suppose une volonté politique claire, des investissements ciblés et une vision à long terme.
Le festival continuera sans doute de dérouler son tapis rouge chaque année, attirant son lot de célébrités et de productions primées. Mais tant que les habitants d’Annaba ne pourront pas, le reste de l’année, pousser la porte d’une salle de cinéma pour prolonger l’enchantement, le festival restera une parenthèse brillante dans un désert culturel, un feu d’artifice magnifique mais éphémère qui s’éteint aussi vite qu’il s’est allumé.
La question demeure, urgente et lancinante : quand Annaba cessera-t-elle de dresser un tapis rouge pour accueillir les rêves des autres et construira-t-elle enfin les salles où faire revivre les siens ?
Sara Boueche